Les pros and cons des do and don’t: quelques réflexions sur le Digital Market Act

Frédéric Marty
10 min readDec 16, 2020

La Commission a proposé hier deux textes fondamentaux qui sont susceptibles de changer les règles du jeu sur les marchés numériques et de faire peser des exigences particulières sur leurs grands acteurs.

Il s’agit respectivement du Digital Services Act (DSA) qui porte sur les obligations des grandes plateformes en matière de contenus et du Digital Market Act (DMA) qui traite des interactions de marché entre les grandes plateformes et les entreprises qui passent par leur intermédiaire pour accéder au marché.

Bien qu’annoncés simultanément et en partie complémentaires, ces deux textes sont très différents.

Très rapidement, il est possible de considérer que le DSA définit les obligations qui pèsent sur les intermédiaires en ligne quant aux contenus. Il précise des règles de responsabilité en regard d’objectifs de nature sociétale. C’est donc une forme de régulation spécifique pour de grands opérateurs.

Le DMA est assez différent. C’est un instrument de plus à disposition des autorités chargées de l’application des règles de concurrence. Il vise à les aider à prévenir des pratiques de marchés déloyales et déséquilibrées qui seraient mises en œuvre par de grandes plateformes. Dans le cadre du DMA, les plateformes visées sont caractérisées par une position de verrou de marché (gatekeeper) et par un pouvoir structurant sur leur écosystème qui leur permettrait de dicter leur loi aux entreprises placées sous leur dépendance.

Cette position stratégique pourrait couvrir des cas de dominance relative. Elle peut donc ne pas correspondre à une position dominante par rapport à un marché pertinent. Le pouvoir vis-à-vis des firmes composant l’écosystème pourrait être apprécié à partir de la situation de dépendance économique et technique dans laquelle évolue ces dernières. Ainsi dans le cadre du DMA, une plateforme est qualifiée de verrou d’accès au marché dès qu’elle est un opérateur crucial pour les firmes qui s’intègrent à son écosystème.

Cette position est définie par un ensemble de critères de nature structurelle comme le poids économique de la plateforme en termes de chiffre d’affaires (plus de 6,5 milliards d’euros dans l’espace économique européen en moyenne sur les trois dernières années) et de nombre d’utilisateurs dans différents Etats membres (plus de 45 millions dans trois pays) mais également par des facteurs liés à la faible « constestabilité » de la position dominante. Celle-ci est appréciée par sa durabilité. En d’autres termes, la durée de la dominance est saisie comme un indice d’existence de barrières à l’entrée infranchissables qui rendent peu vraisemblable l’hypothèse que la position de marché puisse être remise en cause par les seules forces du marché.

Ce cadre peut faire écho à une approche structuraliste de l’antitrust qui considère la concentration du marché et la taille des firmes comme un problème en lui-même. Une approche structuraliste avait prévalu aux Etats-Unis entre la fin de la Seconde Guerre Mondiale et la fin des années 1970. Elle avait d’ailleurs donné lieu à un courant aujourd’hui affublé du sobriquet de Woodstock Antitrust qui avait conduit à proposer des mesures correctives structurelles — c’est-à-dire des cessions d’actifs voire des démantèlements — quand la dominance semblait irréversible. Comme dans le cas présent, la durabilité du « monopole » était proposée comme un indice de l’existence de barrières à l’entrée infranchissables et donc d’une dominance irréversible.

La notion sous-jacente est donc bien celle d’un dommage irréversible à la concurrence qu’il s’agirait de prévenir par des règles mises en œuvre ex ante (avant qu’il ne survienne) ou par des remèdes structurels intervenant ex post (pour restaurer les conditions d’une concurrence libre et non faussée). Le diagnostic établi par la Commission européenne est que les outils traditionnels à la base de la sanction des positions dominantes (des sanctions pécuniaires et des injonctions comportementales) sont insuffisants pour prévenir de tels dommages ou les réparer.

Il faut donc permettre une concurrence dans des conditions équitables dans les écosystèmes et proscrire certaines pratiques de nature à fausser le jeu de la concurrence en leur sein. Nous sommes donc dans une logique de supervision des conditions de la concurrence au sein de chaque écosystème considéré comme répondant aux critères définies supra (plateforme en position de verrou d’accès au marché et capable d’exercer un pouvoir de régulation privée sur son écosystème).

Les dommages visés sont les suivants. Il s’agit d’abord de conditions de concurrence inéquitables et déloyales au sein des écosystèmes. Des déséquilibres contractuels significatifs ou encore des situations de dépendance (économique et techniques) peuvent empêcher les firmes concernées de croître et d’innover et par là même entraver leurs capacités à mettre en cause les positions dominantes de l’heure et à être présentes dans plusieurs écosystèmes simultanément. Ce dommage aux partenaires commerciaux peut donc se traduire par un dommage au processus de concurrence, un dommage à l’innovation et indirectement un dommage au consommateur. Le consommateur bénéficie alors d’un choix réduit notamment en termes de différenciation des offres. Il se voit privé de services plus performants et moins onéreux. Il est enfin également de plus en dépendant de telle ou telle plateforme dès lors que les offreurs sont également contraints à n’opérer que sur une seule d’entre elle. Le marché ne tient donc plus ses promesses en ce qu’il est structuré en silos de plus en plus étanches pour l’ensemble de leurs parties prenantes respectives. Il est dès lors de moins en moins performant en termes de qualité des produits, de diversité des choix, de prix et d’innovation.

Les plateformes concernées,de plus en plus protégées de la concurrence extérieure (la concurrence pour le marché), sont de surcroît de plus en plus en position d’agir unilatéralement vis-à-vis des autres participants à leurs écosystèmes respectifs. Elles ne craignent plus d’être contrecarrées par leurs éventuels pouvoir de marché compensateur… c’est-à-dire leur menace de sortie. En effet, sur le marché les entreprises et les consommateurs doivent pouvoir voter avec leurs pieds… et donc se retourner vers la concurrence qui devrait n’être qu’à un clic. Dès lors que les entreprises constituant les écosystèmes sont en situation de dépendance, que les consommateurs et elles-mêmes font face à des coûts de changements (i.e. à des coûts de sortie) en termes financiers, en termes de données ou en termes d’interopérabilité technique, l’opérateur pivot peut capturer une part croissante de la richesse créée et est de moins en moins incité à innover.

La conviction de la Commission est qu’il est nécessaire d’ajouter des outils permettant ex-ante de prévenir les dommages et ex-post de restaurer les conditions de la concurrence quand l’activation de l’article 102 ne permet plus de rétablir une concurrence libre et non faussée. Ex-ante la logique est celle de la prévention. Ex-post, c’est celle de l’intervention sur les structures mêmes du marché pour permettre au processus de concurrence sinon de se ré-initier, du moins de repartir sur des bases non biaisées. Ex-ante, il s’agit donc de mettre en œuvre des règles de type do and don’t. Les unes désignent des obligations positives à la charge de l’opérateur dominant et les autres des interdictions de comportements. Ce sont des obligations asymétriques. Elles ne pèsent que sur certains acteurs. Elles constituent autant de handicaps concurrentiels visant à prévenir des dommages irréversibles et la concurrence et à améliorer la situation relative des firmes dépendantes des plateformes.

Les obligations positives peuvent porter sur de nombreux éléments. Elles peuvent d’abord porter des exigences d’interopérabilité technique avec les services offerts par la plateforme (par exemple des interfaces de programmation, ce qui est notamment le cas dans la procédure lancée par la FTC américaine contre Facebook la semaine dernière). Elles peuvent porter ensuite sur l’accès des tiers aux données et sur la portabilité de celles-ci (pour prévenir des conditions d’accès asymétriques et pour renforcer la capacité à opérer sur plusieurs écosystèmes, comme le montre la procédure lancée par la Commission européenne contre Amazon en octobre dernier). Elles peuvent encore porter sur la portabilité des campagnes de publicité d’une plateforme à l’autre (c’était le fond de la décision Google AdSense de 2019). Elles peuvent enfin porter sur la levée de restrictions contractuelles qui restreignent l’autonomie concurrentielle des firmes produisant des services complémentaires dans leurs possibilités d’accès directs aux clients (on peut penser aux contentieux opposant Epic Games à Google et à Apple aux Etats-Unis pour le téléchargement de Fortnite).

Les obligations négatives (les don’t) couvrent des pratiques qui ont fait l’objet de contentieux comme la manipulation des classements de recherche pour favoriser un produit donné au détriment de ceux des concurrents. Il s’agit de la notion d’auto-préférence (self-preferencing). Une plateforme qui est intégrée verticalement vers des services amont ou aval favorise ses offres propres (ou celles de certaines entreprises engagées dans des contrats de long terme avec elle) au détriment d’entreprises tierces. Le rôle dual de certaines plateformes (à la fois développeuse d’écosystèmes numériques et d’applications ou teneuse de places de marché et offreuses de biens et services sur ces mêmes places) pourrait conduire à des pratiques déséquilibrées difficile à retracer ex-post et porteuses d’effets potentiellement irréversibles.

Pour des pratiques particulièrement dommageables à la concurrence, particulièrement déloyales et inéquitables (dans le sens de l’anglais unfair), pour lesquelles la qualification serait claire et non ambiguë et pour lesquelles une pratique décisionnelle existe déjà, la Commission pourrait imposer de telles règles. Celles-ci seraient assorties au besoin d’amendes (plafonnées à 10% du chiffre d’affaires), de pénalités périodiques en cas de non-respect (jusqu’à 5% du chiffre d’affaires quotidien) et enfin de remèdes plus sévères encore de nature comportementale voire structurelle. Dans ce cas-là, il s’agirait de cessions d’actifs. Le modèle sous-jacent est celui des enquêtes de marché britanniques qui sont mises en œuvre depuis l’Enterprise Act de 2002. Il n’est pas inutile de rappeler que le démantèlement de la société qui contrôlait les différents aéroports londoniens avait suivi une telle procédure.

Cependant, il ne faut pas oublier qu’il ne s’agit pour l’heure que d’une proposition et que l’arme des remèdes structurels n’a peu de chance d’être utilisée si ce n’est que dans des cas extrêmes donc peu probables. Nonobstant ce point, le DMA correspond bien à l’esprit du temps tel qu’il se dégage des initiatives américaine (songeons après le déclenchement de la procédure contre Facebook il y a une semaine à l’enquête déclenchée hier par la FTC sur la gestion des données personnelles par neuf réseaux sociaux tels Facebook, Snapchat, Twitter, YouTube…) mais aussi de nombreux rapports publiés ces deux dernières années et d’une part de la littérature académique (laquelle cependant n’est pas unanime en la matière).

Cet esprit du temps peut être décrit de deux façons.

Une première façon est de nature néo-structuraliste ou néo-brandeisienne pour reprendre l’appellation américaine utilisée en souvenir du juge de la Cour Suprême Louis Brandeis qui avait publié il y a un siècle un manifeste titré The Curse of Bigness i.e. la malédiction de la concentration. Dans l’esprit de Brandeis, la position dominante ne pouvait être acquise que par des pratiques anticoncurrentielles, était porteuse d’inefficacité et s’exerçait au dépend des petites entreprises lesquelles étaient vu comme le cœur du système économique et politique des Etats-Unis d’alors. La seule solution est donc celle de lutter par les règles de concurrence contre la concentration et si nécessaire de démanteler les firmes dominantes.

Une deuxième façon est plus européenne. Elle ne vise pas la taille des firmes mais les conditions de l’accès au marché. Ce sont les conditions d’une concurrence libre et non faussée qu’il s’agit de défendre. Il s’agit de garantir aux firmes peu puissantes et dépendantes des plateformes un accès au marché dans des conditions de concurrence équitables et leur permettre de prendre leurs décisions de marché librement. Ce n’est pas la taille des firmes qui est visée en elle-même mais leur essentialité pour l’accès au marché (leur position de gatekeeper) et leur pouvoir de régulation privée (leur structuring power qui leur permet de déterminer unilatéralement les choix techniques et les termes des transactions). Il est logique en ce sens que l’on s’intéresse aux firmes qui ne sont pas dotées d’une position dominante sur un marché pertinent donné mais par rapport aux firmes intégrées dans un écosystème ou qui jouit d’une position de force sur plusieurs marchés.

La pratique décisionnelle permettra sans doute de dégager des standards de décision raisonnables pour permettre les conditions d’une concurrence libre et non faussée mais qui se fera toujours par les mérites. Il ne s’agit pas dans l’optique du droit européen de la concurrence de sanctionner la dominance en elle-même s’il en découle aucun abus.

Le problème des règles qui fonctionnent sur des proscriptions de comportement, c’est qu’elles peuvent entraver des pratiques de marché qui sont bénéficiaires pour les consommateurs. Les règles de concurrence, en matière d’article 102 qui sanctionne les abus de position dominante reposent d’ailleurs sur une balance des effets. Il s’agit de mettre en balance les éventuels dommages à la concurrence avec les gains d’efficience qui peuvent résulter des pratiques en question. Par exemple, dans la décision Google Android de la Commission européenne rendue en juillet 2018, les clauses anti-fragmentation peuvent être analysées comme des entraves au développement de la concurrence sur le marché des systèmes d’exploitation mobile mais également peuvent être vues comme des conditions à l’interopérabilité et à la sécurité des services qui bénéficient aux consommateurs.

La ligne de partage est difficile à tracer ex-post. Elle est également ex-ante. D’où la mention de la Commission à des pratiques déjà connues dans la jurisprudence. Il ne faut en tout cas jamais désinciter les opérateurs dominants à innover sauf cas d’innovations prédatrices, c’est-à-dire qui réduisent la possibilité d’être concurrencé (voir sur ce point les travaux de Thibault Schrepel). Il ne faut pas oublier également que les innovations des opérateurs dominants peuvent souvent faciliter l’accès au marché des PME et des firmes innovantes — en mettant leurs innovations à disposition des consommateurs et en les faisant bénéficier des effets d’échelle et de réseaux.

Il convient enfin de noter que selon les termes des obligations d’accès qui pourraient être prononcées à telle ou telle ressources (par exemple des données, des résultats de requêtes en ligne etc…), les mêmes questions d’incitations qui sont connues dans la théorie des facilités essentielles doivent être prises en compte. Il s’agit de garantir un accès dans des conditions raisonnables, équitables et non discriminatoires mais de préserver les incitations à investir de l’opérateur dominant et de ne pas permettre aux accédants d’adopter un comportement de passagers clandestins.

Ainsi le DMA a une caractéristique spécifique par rapport au RGPD (règlement européen sur la protection des données personnelles). Il n’impose pas les mêmes coûts à tous les opérateurs quelle que soit leur taille. Il ne pénalise pas les PME et les start-ups en ce qu’il est asymétrique. Cependant, il ne faut pas oublier que la vitalité des écosystèmes numériques est une condition essentielle pour le développement des firmes qui les utilisent. Il s’agit encore d’une ligne de crête : préserver le dynamisme des marchés tout en contrecarrant des pratiques conduisant à verrouiller les positions concurrentielles ou à accaparer une proportion indue des gains liés aux transactions.

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Frédéric Marty

Chercheur en économie au CNRS : Droit et économie de la concurrence / CNRS Research Fellow - Competition Law and Economics