Détection algorithmique des ententes dans les marchés publics

Frédéric Marty
5 min readMar 17

--

Communication le lundi 20 mars 2023 dans le cadre du colloque sur le service public algorithmique sur les outils algorithmique de détection des offres de couverture dans les marchés publics : quels enjeux économiques et quelles questions juridiques ?

Le programme du colloque est disponible en ligne: https://france-ameriques.org/wp-content/uploads/2023/01/programme_revu_SP_algorithmique-mars-2023-2.pdf

Cette contribution approfondit des points développés avec Nathalie de Marcellis-Warin et Thierry Warin (CIRANO, Montréal) dans une contribution commune publiée dans Ethique Publique en 2021 dans un numéro spécial sur la gouvernance algorithmique : https://journals.openedition.org/ethiquepublique/5913

Ci-après la trame de ma contribution

Superviser les marchés par les algorithmes — Le cas de la sanction des ententes anticoncurrentielles dans les marchés publics

Les autorités publiques, et notamment les autorités de régulations, utilisent des algorithmes dans le cadre de l’exercice de leurs missions de supervision des marchés. Ces derniers peuvent notamment utiliser des outils d’intelligence artificielle, notamment basés sur de l’apprentissage machine auto-renforçant. Parmi les domaines d’application figure notamment le contrôle des pratiques d’ententes anticoncurrentielles dans les marchés publics. Ces derniers sont fréquemment l’objet d’accords de répartition entre les entreprises au travers notamment d’offres de couverture.

L’Autorité de la concurrence a eu récemment à sanctionner une telle pratique liée à la collecte et au traitement de déchets dans le département de la Haute-Savoie[1]. Dans le cas d’espèce, la procédure avait été initiée par la brigade interrégionale d’enquêtes concurrence d’Auvergne-Rhône-Alpes à la suite d’opérations de visite et saisies dans les entreprises concernées. Les ententes peuvent être détectées par les services ou leur être révélées dans le cadre de procédures de clémence. Il est également possible de mettre en exergue de tels procédés de répartition des marchés publics au travers d’offres de couverture par l’intermédiaire d’un balayage algorithmique des marchés. Il s’agit ici de l’identification de configurations d’offres anormales. Les algorithmes d’apprentissage machine autonome non supervisé peuvent mettre en évidence sur la base de vastes bases de données même non structurées[2]. L’utilisation d’un tel outil pour détecter des offres de couverture dans des marchés publics brésiliens vient par exemple de faire l’objet d’un article à paraître International Journal of Industrial Organization[3].

Les algorithmes semblent donc permettre de détecter des pratiques anticoncurrentielles au travers de l’identification de configurations d’offres anormales sur des données massives. En ‘augmentant’ les capacités de détection des autorités de concurrence, ils renforceraient l’effectivité des règles de concurrence et garantiraient donc leur effet dissuasif.

Cependant, deux questions peuvent être posées. La première question est liée à l’évaluation même de l’avancée décrite : l’innovation est-elle radicale ou incrémentale ? En d’autres termes, l’IA change-t-elle réellement la donne ; apporte-t-elle un gain déterminant dans la détection des pratiques anticoncurrentielles ? La seconde question tient aux enjeux juridiques soulevés par ces instruments de détection algorithmiques : comment passer de la caractérisation d’une configuration d’offres anormale à la qualification d’une pratique comme anticoncurrentielle ?

Premièrement, les outils de détection basés sur l’IA ne font que prolonger des modèles de détection économétrique des configurations d’offres anormales[4]. Pour autant, ils apportent une amélioration des plus significatives, permettent de traiter des volumes très importants de données et ainsi de détecter des cas dans des secteurs pour lesquels il n’y avait pas de suspicions préalables[5]. Ils permettent également de détecter des configurations suspectes en utilisant des données purement publiques et ne nécessitent pas d’accéder à des données détenues par les firmes elles-mêmes. La procédure permet de ne pas éveiller les soupçons des firmes concernées et donc d’éviter des destructions de preuve. Ces méthodes permettent en outre de s’engager dans une stratégie inductive et non déductive. A partir de cas de marchés caractérisés par des ententes, il est possible de détecter des situations suspectes. Les travaux réalisés à partir de données relatives à des cartels dans le canton du Tessin par Huber et Imhof montrent la possibilité de déployer de tels outils et permettent d’illustrer leur taux de fiabilité[6]. En effet, ces outils prédictifs permettent de limiter les faux positifs (caractériser à tort une configuration comme anticoncurrentielle) et les faux négatifs (considérer à tort comme ne posant pas problème un marché dans lequel des ententes sont mises en œuvre) à 16%.

Deuxièmement, il convient de s’interroger sur les dimensions juridiques soulevées par l’utilisation de ces instruments algorithmiques de détection.

Tout d’abord, que faire, si après les visites des entreprises, il n’est pas possible de mettre en évidence des éléments additionnels tels des courriels ou des notes permettant d’apporter des éléments de preuve matériels confortant l’hypothèse d’une entente ? La « preuve algorithmique » ne peut être tenue pour suffisante dans le contentieux concurrentiel. L’inversion de la charge de la preuve, qui fut proposée à la Commission européenne pour l’application des règles de concurrence dans le domaine numérique[7], est-elle envisageable et ne soulève-t-elle pas des questions spécifiques en termes de droit de la défense ?

Ensuite, comment envisager, également sous le prisme des droits de la défense, les questions d’explicabilité et de redevabilité des algorithmes mêmes utilisés par les autorités de concurrence ? La question serait d’autant plus déterminante que la charge de la preuve pèserait sur les entreprises mises en cause.

Ainsi, si en première approximation le développement d’algorithmes basés sur l’IA à des fins de détection des offres de couverture constitue un progrès incrémental mais potentiellement déterminant en termes de capacité de détection sur des données massives, d’économie en matière de nature des données nécessaires et de minimisation des erreurs de prédiction, il apparaît que ces outils soulèvent des questions importantes en matière de mise en œuvre dans les procédures contradictoires.

[1] Autorité de la concurrence, décision n°22-D-08 du 3 mars 2022 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la collecte et de la gestion des déchets en Haute-Savoie.

[2] Une donnée structurée fait l’objet d’un processus de schema on write en ce qu’elle a été stockée après avoir été mise dans un format prédéfini avec des champs spécifiés. Les données structurées peuvent de ce fait faire l’objet de traitements plus aisés dans le cadre de l’apprentissage machine. Les données non structurées sont quant à elles stockées dans leurs formats d’origines respectifs. La diversité des formats de fichiers fait obstacle à un traitement aisé mais en contrepartie les possibilités de stockage sont accélérées et dans notre contexte les capacités de détection démultipliées dans la mesure où il est possible d’utiliser des données collectées des plus diverses.

[3] Silveira D., de Moraes L.B., Fiuza E.P.S. and Cajueiro D.O., (2023), ‘Who are you? Cartel detection using unlabeled data”, International Journal of Industrial Organization, advanced paper

[4] Bajari P. and Ye L., (2003), “Deciding between competition and collusion”, Review of Economics and Statistics, 85, pp.971–989.

[5] De Marcellis-Warin N., Marty F. et Warin T., (2021), « Vers un virage algorithmique de la lutte anticartels ? Explicabilité et redevabilité à l’aube des algorithmes de surveillance », Ethique Publique, 23, 2–2021.

[6] Huber M. and Imhof D., (2019), “Machine learning with screens for detecting bid-rigging cartels”, International Journal of Industrial Organization, 65, pp.277–301.

[7] Crémer J., de Montjoye Y.-A. and Schweitzer H., (2019), Competition Policy for the Digital Era, Direction générale de la concurrence, Publications de l’Union européenne.

--

--

Frédéric Marty

Chercheur en économie au CNRS : Droit et économie de la concurrence / CNRS Research Fellow - Competition Law and Economics